Patrick Peretti-Watel et Valérie Séror

Équipe 8

Dilemme et Décision, Risques et Actes Médicaux

UMR D 257 Vecteurs – Infections Tropicales et Méditerranéennes (VITROME)
Aix-Marseille Université (AMU), Institut de Recherche pour le Développement (IRD) - Service de Santé des Armées (SSA)

Contexte

Les difficultés récurrentes rencontrées dans la gestion des crises sanitaires, et en particulier dans la gestion des risques épidémiques, soulignent la nécessité de prendre sérieusement en compte les réactions des populations, d’autant plus que celles-ci sont généralement enrôlées dans les politiques de crise, puisqu’elles sont censées adopter des comportements prescrits par les autorités de santé [1]. L’implication des populations dans la gestion des crises sanitaires s’inscrit dans une « culture du risque » contemporaine qui nous exhorte à être plus autonomes, plus responsables, à devenir les entrepreneurs de notre propre existence, et de notre santé tout particulièrement, en anticipant aujourd’hui les risques et les opportunités qui se présenteront demain, et en nous appuyant pour cela sur les savoirs experts [2]. Les politiques de santé contemporaines nous enjoignent ainsi à nous conformer à la norme de l’homo medicus, individu rationnel et prévisible, et donc « gouvernable à distance » [3].

Toutefois, nos sociétés contemporaines sont aussi caractérisées depuis quelques décennies par un « désenchantement de la science » [4] : après avoir désenchanté le monde, la science s’est désenchantée elle-même, sapant la confiance que lui accordait le public ; elle produit désormais une multitude de résultats concurrents, parcellaires, conditionnels et souvent contradictoires. Cette « balkanisation des savoirs » est amplifiée par les nouvelles technologies d’information et de communication, qui nourrissent la prolifération des controverses et contribuent à fragiliser davantage le savoir des experts. Bref, alors même que les savoirs experts sont censés prendre une importance déterminante dans la conduite de notre vie quotidienne, notre confiance à leur égard s’est considérablement dégradée.

Ce phénomène est particulièrement marqué pour certains risques contemporains, parce qu’ils sont invisibles, échappent à nos sens, comme le prion de la vache folle, ou plus généralement les risques infectieux émergents [5]. Ces derniers ont aussi la particularité de susciter une résonance culturelle et symbolique forte, héritée des grandes épidémies des siècles passés.

Problématique

Nous voulons étudier les risques infectieux émergents dans une perspective interdisciplinaire, mobilisant l’économie, la santé publique et la sociologie, en articulant cette démarche avec les recherches biomédicales menées dans les autres équipes de VITROME. Le risque est un concept clé des sciences sociales. Alors que la santé publique s’appuie largement sur les acquis de la psychologie et de la psychologie sociale, qui s’intéressent au risque depuis les années 1970 (notamment pour éclairer les traits de personnalité et les biais perceptifs), l’approche économique articule explicitement les perceptions des risques aux comportements individuels (théories de la décision individuelle) ; les approches sociologiques étant plus tardives [5]. Toutefois, ces disciplines se sont souvent focalisées sur les perceptions des risques, sans les articuler avec les comportements individuels. C’est notamment le cas du fameux « paradigme psychométrique », à la frontière de l’économie et de la psychologie [6].

Notre perspective visera au contraire à étudier les prises de décision et les comportements adoptés, les perceptions des risques apparaissant ici comme un élément clef de la décision. Nous ciblerons plus précisément des « actes médicaux » au sens large, prescrits par les autorités médicales au public et, dans certaines circonstances, aux professionnels de santé eux-mêmes afin de prévenir ou soigner un risque infectieux : vaccination, dépistage, port d’un masque, lavage des mains, prise d’un traitement prophylactique, antibiothérapie…

Il s’agira donc d’étudier l’adhésion des individus à ces injonctions du corps médical, dans un contexte général qui les exhorte à prendre leur santé en main, alors même que les informations dont est censé se nourrir leur choix sont parfois très incertaines. Dans quelle mesure se fient-ils ou non aux différentes sources d’information disponible, comment y ont-ils accès et comment ces informations circulent-elles dans le tissu social ? Bien sûr, ces différents aspects sont socialement différenciés, et cette différenciation, qui doit être mise au jour et analysée, participe sans doute à la genèse et à la reproduction des inégalités sociales de santé. Mais il s’agira aussi d’inclure les soignants dans ce questionnement comme la cible et le relai des recommandations des autorités de santé, à la fois experts et acteurs proches de la population, en adoptant même parfois les perceptions.

En outre, pour étudier les décisions de se conformer ou non à ces injonctions du corps médical, il s’agira de mettre en évidence les dilemmes auxquels sont confrontés les individus. En effet, les actes médicaux peuvent poser problème parce qu’ils perturbent notre quotidien, parce qu’ils contrecarrent la poursuite de certains objectifs, contreviennent à certaines valeurs, ou tout simplement parce qu’ils sont eux-mêmes perçus comme risqués par les personnes concernées (comme les effets secondaires potentiels d’une vaccination). Les médecins rencontrent aussi des dilemmes à l’occasion des arbitrages auxquels ils sont confrontés, entre les recommandations des autorités de santé et les attentes de leurs patients.

Deux axes

Un premier axe sera consacré aux individus « profanes », qu’il s’agisse de la population générale (dans le cas d’une campagne de vaccination de masse, par exemple), ou d’un sous-ensemble particulier (par exemple, militaires déployés sur un théâtre d’opération extérieur censés suivre un traitement prophylactique). Au-delà des divers dispositifs empiriques, quantitatifs ou qualitatifs, qui permettent d’étudier ces populations, il s’agira également de travailler sur la genèse et la circulation des informations relatives aux risques considérés (dans les médias classiques, comme dans les médias sociaux plus récents).

Un second axe sera consacré aux professionnels de santé. D’une part, parce qu’ils jouent un rôle clef dans la diffusion des normes sanitaires au sein de la population. Plus généralement, dans un contexte de défiance à l’égard des savoirs experts, nous avons besoin de nous rassurer lors de relations en face-à-face avec des représentants « en chair et en os » de ce savoir [2]. Dans le domaine médical, c’est la relation thérapeutique qui joue ce rôle : c’est au médecin que revient la tâche de représenter, d’incarner l’ensemble des acteurs du système de santé, ainsi que d’informer et de rassurer le patient, tâche d’autant plus délicate que le médecin lui-même peut se sentir démuni et désorienté par les incertitudes et les controverses médicales face à des patients eux mêmes de plus en plus « experts ». D’autre part, les professionnels de santé peuvent eux-mêmes constituer la cible des prescriptions d’actes médicaux. C’est par exemple le cas lorsque le travail des soignants dans un service de maladies infectieuses est soumis à des règles très strictes concernant l’hygiène des mains.

Le cas de la vaccination

Pour l’instant, les chercheurs engagés dans le projet d’équipe DDREAM sont investis sur d’autres thématiques (addictions, thérapies ciblées en cancérologie, conditions de vie à distance d’un diagnostic de cancer …). Toutefois, certains ont travaillé sur la vaccination au cours de ces dernières années. Nous mentionnons ici ces travaux pour illustrer notre démarche.

Ces travaux ont montré que l’hostilité à l’égard de la vaccination en général avait beaucoup augmenté en France au moment de l’épisode de la pandémie H1N1, avec des effets limités mais décalés dans le temps sur les comportements de vaccination [7]. Si les personnes hostiles à la vaccination en général et celles hostiles au vaccin contre la grippe H1N1 ont des profils sociodémographiques très contrastés, ces deux hostilités se renforcent mutuellement [8]. Pour rendre compte de ces attitudes complexes, qui varient d’un vaccin à l’autre et n’induisent pas toujours des refus de vaccination, nous avons proposé un modèle théorique croisant le degré d’engagement des personnes dans les décisions vaccinales et leur confiance à l’égard des autorités de santé [9]. Nous avons également montré que la réticence vaccinale parmi les médecins généralistes se nourrissait, comme en population générale, d’une défiance à l’encontre des autorités de santé et influait de façon négative sur leurs comportements de recommandation vaccinale et de vaccination pour eux-mêmes et leurs enfants [10,11]. Enfin, nous avons étudié comment circulent sur internet les informations critiques sur la vaccination, en soulignant qu’il existe divers modèles de circulation, qu’il est erroné de qualifier les sites concernés « d’anti-vaccination », et en proposant de nouvelles pistes de recherche [12].